Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/122

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Après vingt ans, Hippolyte souffrait encore de ces injures ; il écoutait cette femme aride et diabolique avec un tremblement de la main gauche. Presque toujours, il lui répondait avec humilité, ne se fâchant qu’après des heures et des journées de patience. Alors, son tonnerre clamait ; il passait à travers les murailles, il rebondissait sur les trottoirs et les pavés. Philippine y opposait un rire sifflant comme le knout. La grosse voix s’éteignait, et, implacable, inlassable, une voix au verjus coulait des injures, des reproches et des lamentations… Gourjat fuyait sa demeure, il rôdait misérable, il rêvait quelque chose de bon, de tiède, de calfeutré ; il cherchait une âme, un asile, un chuchotement — mais dès qu’il paraissait au cabaret ou dans une famille, il fallait faire le bœuf, le porc ou le dindon, la clarinette, l’accordéon ou le tramway. S’il prenait le ton de la confidence, tous attendaient qu’il les réjouît d’une simulation nouvelle. Ainsi Gourjat, comme l’éléphant par ses défenses, comme le castor par son pelage, était pris au piège de son talent.


Pierre-Auguste Dutilleul, magasinier, homme indigné et hyperbolique, étonnait par l’excessive agitation de ses traits. Au plus léger trouble, les sourcils dansaient, les joues s’enflaient en cornemuses ou se creusaient en jattes, les ailes du nez battaient comme des élytres, le front imitait la houle et le rictus pullulait sur les lèvres. Ses yeux distillaient la révolte, il multipliait les épithètes qui peignent la turpitude, la pourriture et le massacre. Comme ces chiens qui tirent frénétiquement leur chaîne, derrière une cloison, il bondissait vers l’ennemi imaginaire. À son manichéisme naïf, l’adversaire n’apparaissait que chargé d’opprobre, les amis purs héroïques et magnanimes. On le voyait filer au long des rues, derrière sa barbe crépue, d’un pas de vengeance et de poursuite. Des cicatrices para-