Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/171

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errer dans une redingote énorme, les mains vibrantes et soliloquant avec frénésie. Le sens du monde lui échappait, il entrevoyait des temps où la vigilance, l’ordre, l’économie et la frugalité seraient vaincus par la paresse, le désordre, le gaspillage et l’ivrognerie. Il se roidit contre le sort, il brava convulsivement la défaite.

— Ma peau plutôt… ma peau mais pas mon argent. Aucun syndiqué ne remettra les pieds dans ma boîte. Je la fermerai !

Il faisait le geste de clore les portes, d’enlever le matériel et de le vendre à la criée. Ces images le réjouissaient puérilement ; il voyait les grévistes autour de l’imprimerie, pleins de regrets amers, furieux de s’être eux-mêmes ôté le pain de la bouche. Mais bientôt s’esquissaient les silhouettes des concurrents : son malheur faisait leur chance, ils héritaient de la clientèle ; sa peine aboutissait à engraisser les autres. Cette idée fut intolérable. Et il songea à vendre l’entreprise. C’était l’aveu, non seulement de la défaite, mais de l’effondrement. Alors, il fallait se résigner, mettre les pouces, se courber devant la Fédération et subir les faces sardoniques des vainqueurs ? Tous les poils de Boucharlat se hérissaient. La haine, la vengeance, les imprécations déferlaient, pour aboutir aux mêmes calculs et aux mêmes craintes.

Le quatrième jour, après une nuit d’insomnie, le vieil homme s’effondra ; une crise de sanglots laboura sa poitrine, il se sentit incapable d’abandonner ou de vendre son imprimerie. Dans une suprême révolte, à travers ses larmes, il cria :

— Je ne céderai pas sur Glachant !

Et plein de fièvre, incapable de supporter une plus longue attente, il fonça sur les syndicats. Quoique Glachant fût l’origine du conflit, la victoire était trop belle : on épargnerait l’imprimeur dans ses faibles retranchements. Rougemont lui-