Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/223

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l’égoïsme, de l’incapacité des personnages qui l’emploient. Son salaire est maigre. Il ne connaît pas le bien-être. À lui les appartements ignobles ; à lui, la mauvaise nourriture ; à lui, les vêtements mal faits, incommodes et insuffisants ; à lui, le surmenage, la vieillesse précoce, l’insécurité ; à lui, l’instruction hâtive, les plaisirs frelatés, les promiscuités dégoûtantes ; à lui, enfin, l’existence dérisoire et douloureuse des parias… à quelques pas des vainqueurs qui le bafouent, des riches pourvus de toutes les féeries, de toute la beauté, de toutes les choses ingénieuses et magnifiques que le génie de l’homme a crées par cinquante siècles de travail et de génie. Comment une injustice aussi féroce n’aurait-elle pas, à la longue, éveillé la fureur du prolétaire ?… Pendant des siècles, on a pu croire (et la majorité le croit encore) que c’est un mal inévitable. Ah ! on ne nous a pas épargné les tartines sur la fatalité du combat pour vivre, on nous a servi et resservi la forêt vierge où le meurtre règne à perpétuité, où le fort engloutit sans trêve le faible, où ceux-là seuls méritent de vivre qui ont su assurer leur subsistance par la ruse, par la force et par le courage… C’était se moquer agréablement de l’intelligence humaine. Car enfin, dans la forêt, il n’y a pas de contrat, pas de lois écrites ni coutumières, pas de protection mutuelle, pas de soldats, de police, de gouvernement.

Dans la forêt, si les faibles connaissaient un moyen de se défaire du fort, croyez bien qu’ils ne se gêneraient point ! Dans la forêt, le fort ne vit qu’au prix d’une alerte incessante : les voyageurs vous diront qu’un tigre gagne très rudement sa vie, qu’il reste souvent plusieurs jours le ventre creux, et que, devenu vieux, il claque de faim. C’est qu’il pourchasse des personnages qui défendent admirablement leur peau, des personnages au flair aigu, à l’ouïe fine, aux yeux infaillibles. Dans la société