Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/245

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tion de quelques volontés humaines, un ensemble dont nous pouvons démonter le mécanisme et dont notre raison est capable de faire voir les défauts et les qualités. C’est une vue bien petite et bien insuffisante. Une société résulte d’une multitude d’instincts, de désirs, de luttes, de tâtonnements, de travaux ; elle est l’œuvre de cent générations ; elle a dû lutter contre des fatalités intérieures et extérieures si nombreuses, que personne ne peut s’en faire une idée…

Les révolutionnaires écoutaient d’un air de tolérance dédaigneuse. Les jaunes constataient, avec dépit, la voix sèche de l’orateur et son débit saccadé. François, la tête brûlante, en proie à une agitation dont il démêlait mal la cause, crut pouvoir quitter la salle pendant une demi-heure.

— Ni les bourgeois, ni les prolétaires ne sont de force à changer une société comme la société actuelle, continuait Deslandes. D’abord, parce que cette société a subi trop récemment des modifications importantes. Ensuite, parce que les classes, comme vous les appelez, n’existent en vertu d’aucun privilège saisissable. En 1789, il y avait une royauté et une aristocratie, d’ailleurs minées depuis plusieurs siècles. Aujourd’hui, ceux qui dominent sont purement et simplement des parvenus. C’est tellement vrai, qu’il y a peu de fortunes qui durent plus de deux ou trois générations. Par suite, les situations acquises sont, pour l’immense majorité, le produit d’une concurrence. Le pauvre est un homme qui lutte mal, voilà tout… soit par ignorance, soit par manque d’énergie, soit par manque d’intelligence, ou encore par suite d’ivrognerie, de vices ou de désordre…

— T’es pas ici pour nous insulter ! cria Haneuse Clarinette.

— Salaud !… les pauvres sont plus intelligents et moins ivrognes que les exploiteurs.