Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/307

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somme, croyaient à un attentat antimilitariste et s’en réjouissaient :

— On en démolirait seulement un millier, gloussait Émile, que ça deviendrait rudement difficile de faire tourner le moulin.

Un frisson mystique passa dans les cerveaux nourris d’idées vagues, de verbes, de symboles, et où persistait l’atavisme du sacrifice, du bouc émissaire, de la victime expiatoire. Alfred regretta moins son acte. Il vit reparaître une à une les idées qui l’y avaient conduit ; ces idées, glaciales et éteintes naguère, se rallumaient à l’excitation des jeunes hommes. Le cadavre devenait un mythe ; l’action brutale s’effaçait dans une buée ; l’imagination endolorie de Casselles s’abandonnait aux légendes. « J’ai fait ce qu’ils voudraient faire ! » songea-t-il au milieu du tumulte, « et s’ils ne le font pas, c’est qu’ils n’en ont pas le courage… J’ai osé… J’ai bien agi ! »

L’heure s’élança, lente et triste, des campaniles ; elle bondit de la tour Caillebotte, où un forgeron semblait la battre sur une enclume ; on l’entendit frissonner, débile et coassante, à la pendule des Enfants de la Rochelle. La nuit s’abaissait fauve, pleine d’odeurs brumeuses, avec de pesants cumulus qui roulaient parmi les étoiles. On apercevait le clignotement des lumières sur les terres pouilleuses, sur les versants et dans les trouées du sud ; vers la Butte-aux-Cailles et le quartier d’Italie, une buée montait, le nimbe violescent, roux et cuivreux de la ville.

Les jeunes gens se divisèrent en groupes ; Anselme et son frère s’en furent en rauquant un refrain ; plusieurs filaient le long des clôtures ; d’autres rejoignaient la rue Brillat-Savarin ou la rue Bobillot ; Armand Bossange, Émile, Gustave et Casselles, rôdèrent quelque temps encore, mécontents de se quitter, rêvant l’aventure confuse, l’in-