Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/318

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serra mollement la main de Bossange, résolu à prendre le contrepied de ce qu’il venait d’entendre.

Les conscrits passèrent devant les quais, entre deux haies d’infanterie de marine. Cette infanterie gardait aussi un train, prodigieusement long, que n’avait pas encore rejoint sa locomotive. Les hommes s’empilèrent dans les troisièmes. Puis, survint un détachement de ligne, avec un vieux capitaine au visage épais, amer et honnête. Il inspecta tristement les wagons, vérifia des feuilles, donna son avis et accueillit quelques réclamations. Tout en lui respirait le vaincu sans élan et sans espérance, incrusté à la caserne comme un coquillage à sa roche. Sa casquette dorée ranima le hourvari. Penchés aux portières, les hommes l’épiaient d’une manière insultante et sardonique : le pauvre hère figurait le prêtre et le bourreau de la religion cruelle, l’homme rouge plus exécré que naguère l’homme noir. Des injures fluèrent, plusieurs crachèrent après son passage, d’autres le narguaient de gestes crapuleux ou de propos scatologiques. Il ne se retournait point, se bornant à réduire au silence, d’un regard, ceux qui se trouvaient devant lui. D’ailleurs, il n’y mettait point d’amour-propre ; il accomplissait sa tâche, avec la mélancolie des vieux bœufs, résolu toutefois à sévir contre l’insulte directe ou la mutinerie : les conscrits préféraient l’action sournoise. Il suffisait d’exprimer son dégoût et sa rancune, de faire comprendre qu’on était des recrues indisciplinées, pour qui l’ennemi se trouvait, non aux frontières, mais dans la caserne même, et qui déserteraient au premier signal.

Et Casselles détestait étrangement cette scène : il épiait, avec un attendrissement filial, le capitaine aux yeux tristes, à la moustache plâtreuse qui, l’inspection finie, regagnait lourdement son coupé. On entendit encore le claquement de quelques portières ; une locomotive siffla, des employés s’agitèrent ; la