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Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/467

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vague. Il reconnut Auguste Semail, Jacques Lamotte et Pierre Barrault dit Hareng, les trois meneurs des forges d’Arcueil. Auguste Semail portait un torse de bœuf sur des jambes en vilebrequin. Toute la force de cet homme résidait dans les bras et les pectoraux, mais ses pieds flasques le portaient mal, une sciatique lui rongeait la cuisse. Il était sombre et menaçant, avec une pointe de férocité. Jacques Lamotte, un « rouquin » dont les cheveux aplatis et tassés luisaient ainsi qu’une plaque de cuivre rouge, l’œil jaune, la paupière joyeuse, toute ridée par la fréquence du rire, parlait du coin de la bouche et développait un long corps gesticulant. Barrault dit Hareng, très petit homme, avec des bras courts dont la résistance était surprenante, des épaules si charnues qu’elles formaient deux bosses, une barbe d’escarbilles, ouvrait des yeux en losange, dont l’écarquillement doublait le volume et qui passaient rapidement du bleu éteint au vert phosphorescent. Hareng avait une voix de casserole, il ne pouvait prononcer ni les f ni les v, mais il disait les choses au meilleur moment et attisait merveilleusement ses camarades. C’est lui qui se dirigea d’abord vers François Rougemont :

— Les porges sont minées, fit-il d’un air mystérieux.

François regarda les trois hommes avec stupéfaction. Depuis longtemps, il « cuisinait » les ouvriers des forges. Il avait réussi à convertir un certain nombre de jaunes, mais ces hommes demeuraient craintifs ; d’autres biaisaient devant la propagande. Rougemont, malgré son optimisme, n’espérait aucune grève prochaine. Cependant, dans les derniers mois, une fermentation s’était produite. Les conversions se multipliaient, en sourdine. On pressentait une de ces mutations brusques qui surprennent les meneurs eux-mêmes. Si François ne l’ignorait pas, il était loin d’en connaître l’enver-