Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/474

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selle, que nos raisons ne peuvent se rejoindre. Vous croyez à je ne sais quelle entente de l’exploiteur et de l’exploité. Je ne crois qu’à leur inimitié immortelle, je ne veux entre eux que la guerre. Vous dites que M. Delaborde est moins mauvais que d’autres ? C’est une ruse, une manière de faire prévaloir sa puissance. En attendant, il n’en empoche pas moins trois cent mille francs par année… de quoi nourrir cent cinquante ménages d’artisans ! Allez ! il n’y a rien de commun entre lui et ceux qui peinent pour sa caisse ! Cette grève sera bonne.

— Même si elle échoue ?

— Même si elle échoue !

Elle secoua sa tête brillante. Résignée aux forces fatales, et dans une sorte d’attente vide, l’attente des choses qui ne peuvent ni ne doivent venir, elle détournait les yeux. Elle songeait que la structure saine de François, faite pour répandre la vie, aurait pu partager son destin. Il était à elle. Elle n’avait qu’un mot à dire, qu’elle ne dirait jamais. Ainsi des événements innombrables avortaient, dans les possibles du sort. C’était, en quelque sorte, ces événements abolis d’avance qu’elle attendait…

Elle se leva enfin, elle tendit la main à Rougemont. Quand il sentit la petite paume flexible, son cœur se déchira. Lui aussi voyait cet avenir innombrable qui ne serait pas. Ah ! qu’elle promît seulement de n’être jamais la femme du vieil homme. Qu’il aurait voulu le lui demander ! Mais des obstacles le lui défendaient, légers, ténus et plus infranchissables que des abîmes.

Quand elle fut partie, il demeura longtemps la tête appuyée aux coudes. La vieille Antoinette seule devinait sa peine.