Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/495

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Mais Torcol ne l’écoutait point. Ses larmes coulaient inépuisables. Chacun de ses nerfs s’élançait vers le cabaret natal, vers le zinc argentin où se tenaient le père aux bras nus et la mère aux joues violettes.


Une imagerie rudimentaire mais indélébile formait la mémoire du meunier. Il revoyait solidement le village, la grande rue dévalant vers le Loing, avec les bicoques mangées par le vent et la pluie, la maison du maire, qui commençait par une bâtisse du temps de Louis XIII et finissait par un cube construit sous Charles X ; l’auberge du Cheval blanc ; le charcutier, qui vendait aussi du beurre et de la volaille ; le boucher, qui débitait deux jours par semaine… À l’orient, l’église se cachait entre une abbaye désaffectée, une étrange muraille de granit percée de portes ogivales, et les arbres de la place Saint-Éleuthère.

Alphonse Marchot se voyait au matin, tout poudré de farine, la peau de Pierrot, les cheveux d’un marquis, jacassant avec la grosse Anne et la longue Rose, ou, par les nuits chaudes, dans les ténèbres serties d’étoiles, interpellant les filles aux paroles mystérieuses et aux rires brusques. Parfois, l’éclair du café d’Orléans les prenait en écharpe, les visages avaient un éclat inattendu, ou bien une chevelure s’emplissait d’une onde lumineuse qu’elle dégorgeait à travers la pénombre :

« Ah ! songeait le déserteur… reverrai-je-t-y jamais la grande Rose ?.. »

Et les images coulant avec leur force magique, son cœur s’appesantissait de détresse, il poussait des soupirs lugubres, qui irritaient Fagot.

Car l’ébéniste faisait des calculs. Il savait que la caisse devait encore contenir près de trois cents francs : il se proposait d’en demander le partage. Lui, avec trente-trois francs, vivrait deux semaines,