Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/509

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— Sérions les questions. D’abord, pourquoi n’accorderiez-vous pas une réduction d’une heure ? Votre librairie est peut-être la plus prospère de Paris.

— Vous n’en savez rien, ni moi non plus. Mais quand elle serait cent fois plus prospère, je refuserais. Ce serait une trahison.

— Envers qui ?

— Envers l’industrie du livre tout entière.

— Est-ce que les ouvriers ne sont pas les créateurs de cette industrie ?

— Pas plus que les chevaux ne sont les créateurs du camionnage !

Burgas Barbe-Verte poussa un cri de fauve :

— Il nous traite de chevaux !

Les faces s’exacerbèrent ; l’odeur de l’alcool augmenta avec l’agitation des souffles ; les chômeurs étrangers s’abandonnèrent à des mimiques excessives, et un jeune seigneur à rouflaquettes insinua que l’heure était venue de saigner le cochon.

— Les ouvriers ne sont pas des chevaux, répondit amèrement le délégué. Les ouvriers sont la clef de voûte de la civilisation. Qu’ils s’arrêtent une semaine de travailler et la baraque tout entière s’écroule !

— Sur leur tête ! ricana Delaborde. Personne ne tient la destinée du monde, pas plus l’ouvrier que le patron. Mais ne perdons pas notre temps à dire des bêtises. J’ai tenu à vous recevoir pour montrer ma bonne volonté. Je ne veux aucun mal à mes hommes ; ils le savent bien. C’est même pour cela que je ne les ai pas encore remplacés : les demandes d’embauche affluent ; il n’y a qu’un geste à faire ! J’aime mieux être indulgent pour des travailleurs à qui je garde de l’affection et dont je plains les femmes et les enfants. Je leur pardonne volontiers de s’être laissé séduire par un bavard. Qu’ils rentrent, et demain j’aurai tout oublié.