Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/512

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vit Alfred, il vit Vérieulx, Berguin-sous-Presse, Vacheron, Simonet, Dugas, Méchard, Châtelain, Lachambre, il vit la grande Eulalie, Georgette Meulière, la petite Suzanne, Euphrosine Bidard, et il lui semblait impossible qu’ils fussent devenus ennemis. Il les interpella :

— Voyons, camarades, vous savez pourtant que je vous ai toujours bien traités, que j’ai été un ami pour ceux qui ont été malheureux ou malades ! Vous le savez bien, voyons !

Il tremblait, son gros cœur battait lourdement, il n’avait pas de souffle.

— Cassez-y la gueule ! cria un chômeur étranger.

Duchaffaud continuait à secouer l’éditeur ; mais étonné de son propre acte, il y allait mollement :

— Je vas t’aider ! cria un seigneur à rouflaquettes.


François Rougemont venait d’entrer dans le hall. Il regarda la foule, Duchaffaud, le libraire livide et, quoiqu’il réprouvât cette violence, il lui plaisait de voir humilier Delaborde. Le pauvre homme ventru et cardiaque était le rival, celui qui barre la route du monde, celui que, pendant les millénaires, le sauvage, le barbare, le guerrier des civilisations primitives, le châtelain féodal, le condottiere, le paysan de Sicile exterminèrent sans miséricorde. Aux cris de la foule, s’ajoutait subtilement la silhouette de Christine. Et Rougemont se dissimulait, sachant que, reconnu, il ramènerait les grévistes à l’ordre.

Deux étrangers se jetèrent brusquement sur Delaborde. Le premier lui décocha une gifle, le second lui cracha au visage :

— Porc plein de soupe… buveur de sang… assassin du peuple !

La joue de l’éditeur blêmit, puis devint violâtre. On y voyait distinctement la marque de quatre doigts ; le crachat lui coulait sur une paupière ; pal-