Page:Rostand - Discours de réception, 1903.djvu/25

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que Bornier s’avise qu’il vient d’apporter son manuscrit au maître d’armes du théâtre ! Il marche à ce point dans son rêve que le nom d’un boutiquier qui s’appelle Ganion le fait tressaillir, et il se surprend à se demander : « Serait-ce un descendant de Ganelon ? » Les plus lourdes vulgarités tournent en aliment de sa chimère : il aperçoit la cloche d’argent qui sert d’enseigne à un restaurateur, et tout de suite c’est à la cloche que les paladins sonnaient chez Charlemagne qu’il pense — et il court la suspendre dans un drame ! Les événements, matés par cet intrépide romanesque, finissent par donner raison à sa folie. Il parvient à ce qu’il y a de plus difficile au monde : se marier d’amour ! Et comment persuade-t-il celle qu’il tremble de ne pas obtenir ?… Par le romanesque moyen d’une comédie qu’il rime tout exprès pour la jouer avec Elle. Allez persuader maintenant à ce charmant insensé que le théâtre en vers est sans action ! Il ne doute plus que la poésie, qui lui a donné le bonheur, ne lui puisse donner la gloire. Il travaille, frénétique et silencieux. Et c’est ainsi qu’on commence, avec une comédie de paravent, par faire battre le cœur d’une femme, et qu’on finit par faire battre, avec un drame épique, le cœur de la France.

La première fois que j’eus l’honneur de rencontrer M. de Bornier, ce fut dans une fête où, quelqu’un de majestueux lui cachant le spectacle, je l’entendis murmurer de la voix la plus spirituellement plaintive : « Laissez-moi me mettre devant, je suis si petit ! » C’est parce que j’ai dans l’oreille encore l’intonation qui rendit irrésistibles ces mots ; c’est parce que je me