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Moi, je serais muet, lorsque, du fond des antres,
Les échos échappés sont devenus des chantres ?
Quand l’Amérique entière, ébranlée en ses monts,
Pour le glorifier croit manquer de poumons ;
Que des sommets, vêtus de la neige sans tache,
Jusqu’aux bois que jamais n’a profanés la hache,
Éclate un long concert, un immense transport,
Ma lyre manquerait à l’unanime accord ?
Non ! — Gloire à toi, Fulton ! — À la voile impuissante,
Tu sus donner l’essor de la vapeur ardente :
Pour ce monde animé, pour cet hôtel mouvant,
Qu’importe maintenant la marée ou le vent !
Des longs fleuves troublés et des grands lacs limpides,
La roue aux bras vainqueurs scinde les flots rapides ;
La distance n’est plus pour le bateau grondant ;
Le Nord touche au Midi, l’Aurore à l’Occident !
Oui, gloire à toi, Fulton ! ô sublime génie,
Par qui dans tous ses points l’Amérique est unie !
Sur le steamboat nageant, qui tonne, fume et bout,
Chaque homme en même temps se croit présent partout ;
Sans ce coursier de feu, que serait l’Amérique ?
À ce sol il fallait une chaîne électrique,
Un moyen par lequel l’homme fut transporté
Si vite qu’il se crût doué d’ubiquité !
L’homme, sans ce moyen, trop éloigné de l’homme,
Dans l’espace eût vécu, triste et stérile atome ;
Mais, comme en un seul centre, unissant tous les lieux,
La vapeur le dota d’un attribut des dieux ?
Aidé dans son essor, aujourd’hui, c’est un ange
Qui frappe tous les yeux de son passage étrange ;
L’instant de l’arrivée est celui du départ ;
Il est presque à la fois partout et nulle part :
Sa présence en tous lieux, à toute heure est visible,
Et l’alibi pour lui devient presque impossible ;
Les points sont effacés, ainsi que les instants ;
Il est ici, là-bas, partout en même temps :
Aussi, l’homme, sur terre, ou dans l’air, ou sur l’onde,
Comme un éclair bientôt fera le tour du monde ;
Avec son corps, présent en même temps partout,
Aussi bien qu’avec l’âme, il embrassera tout !  !
 Ah ! je veux voyager ! le repos me fatigue !
Adieu le lourd bateau qui lentement navigue !
Sur la barque à vapeur et le chemin de fer,
On me verra passer comme l’oiseau dans l’air !
Je sentirai glisser sur la route aplanie
Le char dont la vapeur berce avec harmonie.
Le soir, je partirai du lac Ontario,
Et descendant, la nuit, le limpide Ohio,
Dans le golfe azuré que l’Orient colore,
Je me réveillerai sur le bateau sonore. —