Page:Rouquette - L'Antoniade, 1860.djvu/123

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Et dans la serre-chaude, où germent leurs romans,
Cuve assez de venin pour les deux Continents !
Peuple moqueur et vain, ta mémoire est labile ;
Il est dans ton histoire un fait indélébile ;
Quatre-vingt-treize est là, pour dire en quels excès
Pourraient encor tomber les frivoles Français !…
Ah ! j’aime ton humeur incrédule et caustique,
Ton esprit Gallican, ta verve sophistique :
Pour le faux et le vrai, ton génie est puissant ;
Pour le bien et le mal, tu prodigues ton sang ! —
Oui, malgré tout l’éclat d’une sainte apparence,
Rabelais vit encore en tes enfants, ô France !
Oui, je compte, parmi tes nombreux écrivains,
Mes plus chauds défenseurs, sacrilégement vains !

 La folie, aujourd’hui, c’est la raison commune ;
Les moins sages de tous trônent à la tribune ;
Les plus fous, toujours prompts, accusent les moins fous,
Et chacun est atteint du vertige de tous ! —
Un vieux Sage l’a dit, — ce Sage était poète ; —
Armé de la satire, il fut mon interprète : —
« Le monde est plein de fous, et qui n’en veut pas voir
« Doit s’enfermer tout seul, et briser son miroir ! »

 Esprit de l’hérésie, Esprit de l’avarice,
Esprit de la luxure, Esprit de chaque vice, —
Un étrange vivant erre parmi nos morts !
Il veut affranchir l’âme, en soumettent le corps ! —
Pour le proscrire, il faut surprendre tous les votes
Des dévots ignorants et des fausses dévotes ;
Et qu’à l’explosion des bons et des méchants, —
Chacun suivant par moi ses aveugles penchants, —
En voyant tout le monde armé pour le combattre,
Indécis et troublé, triste, il se laisse abattre ;
Et se sentant soudain par la force arrêté,
Qu’il contemple, isolé, son ouvrage avorté !…

 Pour conserver l’éclat de mon fatal royaume,
Vous m’avez vu lutter avec le Dieu fait Homme :
Par moi le Sage, aux yeux des Gentils, a passé
Pour un lâche imposteur, pour un vil insensé !
Et seul, débarrassé de la plèbe sauvage,
Il s’en allait, pensif, errer sur le rivage ;
Loin des cris de la foule et du malin regard,
On le voyait s’enfuir, pour prier à l’écart. —
Oh ! par moi, que de saints, éprouvés en leur vie,
Ont bu le fiel brûlant que distille l’envie ;
Ont de la calomnie et du mépris des bons
Enduré le martyre en leurs froides prisons !