Page:Rouquette - L'Antoniade, 1860.djvu/153

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l’âne domestique.


  Ô frère onagre, dis-moi donc,
  Qui t’a conduit dans ce domaine ;
  Ce séjour où l’on ne vit onc
  Habiter créature humaine ?
  Dis-moi donc, qui t’a découvert,
  Dans sa noire mélancolie,
  Cet inaccessible désert,
  Plus triste que la Sibérie ?
  Pour l’habiter, il faut avoir, —
  Conviens-en, — tué père et mère !
  Ce n’est qu’un sombre désespoir,
  Qu’une démence atrabilaire,
  Qui puisse ainsi t’y retenir,
  Parmi tant de bêtes voraces,
  Dans ce nid de nycticoraces,
  Dont l’aspect seul me fait frémir !
  Vraiment, tu l’avoûras sans peine,
  Pour quitter la foule mondaine,
  Pour vivre ainsi, seul et caché,
  Il faut être un ours mal léché !
  Dis-moi donc, quels crimes atroces,
  Quels ennemis assez féroces,
  Et quels implacables remords,
  Quel diable à ce sort te condamne ?
  Ah ! c’est bien le pire des sorts
  Qui puisse échoir à l’homme ou l’âne !
  Dans ta farouche oisiveté, —
  ( Mieux vaut cent fois la servitude !) —
  Oh ! comment as-tu supporté
  Cet enfer de la solitude ?


l’âne sauvage.


Frère âne citadin, frère âne accusateur,
Écoute un peu l’onagre, et retiens ses paroles :
Animé de quel zèle, et de quelle ferveur,
Viens-tu conter ici tes graves fariboles ?
Ne vois-je point du bât la marque sur ton dos,
Pauvre bête de somme, esclave domestique ?
Sans pitié chaque jour accablé de fardeaux,
Tu viens pour plaindre ici l’onagre érémitique :
Va reprendre le bât, ô docile animal ;
Dieu te fit pour vieillir au service de l’homme ;
Pour toi, la servitude est bien l’état normal ;
Utile serviteur, reste bête de somme !
Moi libre de tout joug, et libre de tout frein,
Je n’ai jamais souffert l’humaine servitude !