Page:Rouquette - L'Antoniade, 1860.djvu/31

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Jamais n’avaient charmé ce sublime ignorant : —
Mais il avait des bois, des oiseaux et des plantes,
Des flots retentissants, des brises gémissantes,
L’orchestre universel et l’éternel concert ;
Il avait, jour et nuit, les bardes du désert ! —
Un seul homme parfois, un saint missionnaire,
Était venu troubler l’ermite centenaire ;
Et pour cet homme seul son cœur s’était ouvert ;
Il lui parlait de Dieu, des choses du désert ;
De l’artiste Audubon, le peintre infatigable,
Qui vint un jour s’asseoir à son agreste table ;
Et sans avoir parlé, saisissant son pinceau,
Sur le papier brillant fit revivre un oiseau. —
Mais quand l’homme de Dieu l’entretenait des villes,
Ces centres orageux des populaces viles,
Où les regards, partout bornés par des maisons,
Dont le luxe énervant fait d’impures prisons,
N’aperçoivent partout qu’un frivole étalage,
Qui chasse Dieu des cœurs et fascine chaque âge,
Par la chair et l’argent, par Baal et Mammon,
Affermissant partout le règne du Démon !
Dès que l’homme de Dieu lui dépeignait les villes,
Il s’écriait : « Voyez mes savanes fertiles,
« Mes déserts primitifs, mes bois illimités ;
« J’ai vécu, j’ai vieilli loin des lieux habités ;
« De l’ours et du bison j’aime à suivre la trace ;
« Comme à Boon, il me faut le grand air et l’espace ! »
C’est ainsi que tu vis, ô jeune pionnier,
Que les villes n’ont pu faire leur prisonnier ;
Toi, qui dans les forêts as l’instinct pour boussole,
Et qu’on trouve partout le fusil sur l’épaule.
C’est ainsi que tu vis au bord du Pontchartrain,
Dans la joie et la paix cultivant ton jardin ;
Colon laborieux, maniant sans relâche
La pioche ou le fusil, l’épervier ou la hache.
C’est toi qui tant de fois m’as dit : « Que te faut-il ? » —
Et des bois, des marais affrontant le péril,
Tout ce que je voulais tu savais dans quel gîte
Il se cache le jour, sous quel arbre il s’abrite ;
Et tu me l’apportais, avec des fruits divers,
Avec du miel sauvage et des fleurs et des vers ;
Oui, des vers, fleurs de l’âme, exhalant comme un baume
Dans mon tranquille abri tout leur suave arôme !
Merci pour tous ces dons, souvent inattendus :
Les dons connus de Dieu ne sont jamais perdus ;
Les dons les plus obscurs, que l’on fait en silence,
Obtiennent tôt ou tard leur grande récompense !
Reste, mon jeune frère, environné d’enfants,
Reste au bord de ton lac, éloigné des méchants ;