Page:Rousseau - Œuvres et correspondance inédites éd. Streckeisen-Moultou.djvu/168

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qui nous manque ; faute de savoir comment il faut vivre, mms mourons sans avoir vécu. S’il est quelque moyen possible de se délivrer de ce doute affreux, c’est de reten- dre, pour un temps, au-delà de ses bornes naturelles, de se "défier de tous ses penchants, de s’étudier soi-même, de porter au fond de son âme le flambeau de la vérité ; d’exa- miner une fois tout ce qu’on peut, tout ce qu’on croit, tout ce qu’on sent, et tout ce qu’on doit penser, sentir et croire pour être heureux aîitant que le permet la condition hu- maine. Voilà, ma charmante amie, Texamen que je vous propose aujourd’hui.

Mais qu’allons-nous faire, ô Sophie, que ce qu’on a déjà fait mille fois ? Tous les livres nous parlent du souverain bien, tous les philosophes nous le piontrent ; chacun en- seigne aux autres l’art d’être heureux, nul ne Ta trouvé pour lui-même. Dans ce dédale immense de raisonnements humains, vous apprendrez à parler du bonheur sans le connaître ; vous apprendrez à discourir et point à vivre ; vous vous perdez dans les subtilités métaphysiques, les perplexités de la philosophie vous travailleront de toutes parts ; vous veîrez partout des objections et des doutes, et à force de vous instruire, vous finirez par ne rien savoir. Cette méthode exerce à parler de tout, à briller dans un cercle ; elle fait des savants, des beaux esprits, des par- leurs, des discuteurs, des heureux au jugement de ceux qui les écoutent, des infortunés sitôt qu’ils sont tout èeuls.

Non, ma chère enfant, l’étude que je vous propose ne donne point un savoir de parade qu’on puisse étaler aux yeux d autrui, mais elle remplit l’âme de tout ce qui fait le bonheur de Thomme ; elle rend contents d’elle, non les