Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t1.djvu/122

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voisins ; semblables à ces loups affamés qui, ayant une fois goûté de la chair humaine, rebutent toute autre nourriture, & ne veulent plus que dévorer des hommes.

C’est ainsi que les plus puissans ou les plus misérables, se faisant de leurs forces ou de leurs besoins une sorte de droit au bien d’autrui, équivalent, selon eux, à celui de propriété, l’égalité rompue fut suivie du plus affreux désordre ; c’est ainsi que les usurpations des riches, les brigandages des pauvres, les passions effrénées de tous, étouffant la pitié naturelle & la voix encore foible de la justice, rendirent les hommes avares, ambitieux & méchants. Il s’élevoit entre le droit du plus fort & le droit du premier occupant un conflit perpétuel qui ne se terminoit que par des combats & des meurtres (note 17 ).La société naissante fit place au plus horrible état de guerre : le genre-humain avili & désolé ne pouvant plus retourner sur ses pas, ni renoncer aux acquisitions malheureuses qu’il avoit faites, & ne travaillant qu’à sa honte par l’abus des facultés qui l’honorent, se mit lui-même à la veille de sa ruine.

Attonitus novitate mali, divesque, miserque,

Effugere optat opes, & quae modo voverat, odit.

Il n’est pas possible que les hommes n’aient fait enfin des réflexions sur une situation aussi misérable, & sur les calamités dont ils étoient accablés. Les riches sur-tout durent bientôt sentir combien leur étoit désavantageuse une guerre perpétuelle dont ils faisoient seuls tous les frais, & dans laquelle le risque de la vie étoit commun, & celui des biens, particulier. D’ailleurs, quelque couleur qu’ils pussent donner à leurs usurpations,