Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t1.djvu/406

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une perfection dont ils ne sont pas susceptibles ; qu’il ne doit pas vouloir détruire en eux les passions, & que l’exécution d’un pareil projet ne seroit pas plus désirable que possible. Je conviendrai d’autant mieux de tout cela, qu’un homme qui n’auroit point de passions seroit certainement un fort mauvais citoyen : mais il faut convenir aussi que, si l’on n’apprend point aux hommes à n’aimer rien, il n’est pas impossible de leur apprendre à aimer un objet plutôt qu’un autre, & ce qui est véritablement beau, plutôt que ce qui est difforme. Si, par exemple, on les exerce assez-tôt à ne jamais regarder leur individu que par ses relations avec le Corps de l’Etat, & à n’appercevoir, pour ainsi dire, leur propre existence que comme une partie de la sienne, ils pourront parvenir enfin à s’identifier en quelque sorte avec ce plus grand tout, à se sentir membres de la patrie, à l’aimer de ce sentiment exquis que tout homme isolé n’a que pour soi-même, à élever perpétuellement leur ame à ce grand objet, & à transformer ainsi en une vertu sublime, cette disposition dangereuse d’où naissent tous nos vices. Non-seulement la philosophie démontre la possibilité de ces nouvelles directions, mais l’histoire en fournit mille exemples éclatans : s’ils sont si rares parmi nous, c’est que personne ne se soucie qu’il y ait des citoyens, & qu’on s’avise encore moins de s’y prendre assez-tôt pour les former. Il n’est plus tems de changer nos inclinations naturelles quand elles ont pris leur cours, & que l’habitude s’est jointe à l’amour-propre ; il n’est plus tems de nous tirer hors de nous-mêmes, quand une fois le moi humain concentré dans nos cœurs y a acquis cette méprisable activité