Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/119

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que ces mots : Ah Rousseau ! je vous croyois un bon caractere. Vous me rendez bien malheureuse, mais je ne voudrois pas être à votre place. Voilà tout. Elle continua de se défendre avec autant de simplicité que de fermeté, mais sans se permettre jamais contre moi la moindre invective. Cette modération comparée à mon ton décidé lui fit tort. Il ne sembloit pas naturel de supposer d’un côté une audace aussi diabolique & de l’autre une aussi angélique douceur. On ne parut pas se décider absolument, mais les préjugés étoient pour moi. Dans le tracas où l’on étoit on ne se donna pas le tems d’approfondir la chose, & le comte de la Roque en nous renvoyant tous deux se contenta de dire que la conscience du coupable vengeroit assez l’innocent. Sa prédiction n’a pas été vaine ; elle ne cesse pas un seul jour de s’accomplir.

J’ignore ce que devint cette victime de ma calomnie ; mais il n’y a pas d’apparence qu’elle ait après cela trouvé facilement à se bien placer. Elle emportoit une imputation cruelle à son honneur de toutes manieres. Le vol n’étoit qu’une bagatelle, mais enfin c’étoit un vol & qui pis est, employé à séduire un jeune garçon ; enfin le mensonge & l’obstination ne laissoient rien à espérer de celle en qui tant de vices étoient réunis. Je ne regarde pas même la misere & l’abandon comme le plus grand danger auquel je l’aye exposée. Qui sait, à son âge, où le découragement de l’innocence avilie a pu la porter. Eh ! si le remords d’avoir pu la rendre malheureuse est insupportable, qu’on juge de celui d’avoir pu la rendre pire que moi !

Ce souvenir cruel me trouble quelquefois & me bouleverse au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me