Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/140

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pour commencer la vie d’un vrai vagabond. Adieu la capitale, adieu la Cour, l’ambition, la vanité, l’amour, les belles & toutes les grandes aventures dont l’espoir m’avoit amené l’année précédente. Je pars avec ma fontaine & mon ami Bâcle, la bourse légerement garnie, mais le cœur saturé de joie & ne songeant qu’à jouir de cette ambulante félicité à laquelle j’avois tout à coup borné mes brillans projets.

Je fis cet extravagant voyage presque aussi agréablement toutefois que je m’y étois attendu, mais non pas tout-à-fait de la même maniere ; car bien que notre fontaine amusât quelques momens dans les cabarets les hôtesses & leurs servantes, il n’en falloit pas moins payer en sortant. Mais cela ne nous troubloit gueres & nous ne songions à tirer parti tout de bon de cette ressource que quand l’argent viendroit à nous manquer. Un accident nous en évita la peine ; la fontaine se cassa près de Bramant, & il en étoit tems ; car nous sentions sans oser nous le dire qu’elle commençoit à nous ennuyer. Ce malheur nous rendit plus gais qu’auparavant & nous rîmes beaucoup de notre étourderie, d’avoir oublié que nos habits & nos souliers s’useroient, ou d’avoir cru les renouveler avec le jeu de notre fontaine. Nous continuâmes notre voyage aussi allegrement que nous l’avions commencé, mais filant un peu plus droit vers le terme, où notre bourse tariffante nous faisoit une nécessité d’arriver.

À Chambéri je devins pensif, non sur la sottise que je venois de faire : jamais homme ne prit si-tôt ni si bien son parti sur le passé ; mais sur l’accueil qui m’attendoit chez Madame