Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/143

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aise au moins qu’il n’ait pas aussi mal tourné que j’avois craint. Ensuite elle me fit conter mon histoire, qui ne fut pas longue & que je lui fis très-fidelement, en supprimant cependant quelques articles ; mais au reste sans m’épargner ni m’excuser.

Il fut question de mon gîte. Elle consulta sa femme-de-chambre. Je n’osois respirer durant cette délibération, mais quand j’entendis que je coucherois dans la maison j’eus peine à me contenir & je vis porter mon petit paquet dans la chambre qui m’étoit destinée, à-peu-près comme St. Preux vit remiser sa chaise chez Madame de Wolmar. J’eus pour surcroît le plaisir d’apprendre que cette faveur ne seroit pas passagere, & dans un moment où l’on me croyoit attentif à tout autre chose, j’entendis qu’elle disoit : on dira ce qu’on voudra, mais puisque la providence me le renvoye, je suis déterminée à ne pas l’abandonner.

Me voilà donc enfin établi chez elle. Cet établissement ne fut pourtant pas encore celui dont je date les jours heureux de ma vie, mais il servit à le préparer. Quoique cette sensibilité de cœur qui nous fait vraiment jouir de nous soit l’ouvrage de la nature & peut-être un produit de l’organisation, elle a besoin de situations qui la développent. Sans ces causes occasionnelles, un homme né très-sensible ne sentiroit rien & mourroit sans avoir connu son être. Tel à-peu-près j’avois été jusqu’alors & tel j’aurois toujours été peut-être, si je n’avois jamais connu Madame de Warens, ou si même l’ayant connue, je n’avois pas vécu assez long-tems auprès d’elle pour contracter la douce habitude des sentimens affectueux qu’elle