Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/199

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à Fribourg exactement comme nous étions partis d’Annecy.

En passant à Geneve je n’allai voir personne ; mais je fus prêt à me trouver mal sur les ponts. Jamais je n’ai vu les murs de cette heureuse ville, jamais je n’y suis entré sans sentir une certaine défaillance de cœur qui venoit d’un excès d’attendrissement. En même tems que la noble image de la liberté m’élevoit l’ame, celles de l’égalité, de l’union, de la douceur des mœurs me touchoient jusqu’aux larmes & m’inspiroient un vif regret d’avoir perdu tous ces biens. Dans quelle erreur j’étois, mais qu’elle étoit naturelle ! Je croyois voir tout cela dans ma patrie, parce que je le portois dans mon cœur.

Il falloit passer à Nion. Passer sans voir mon bon pere ! Si j’avois eu ce courage, j’en serois mort de regret. Je laissai la Merceret à l’auberge & je l’allai voir à tout risque. Eh ! que j’avois tort de le craindre ! Son ame à mon abord s’ouvrit aux sentimens paternels dont elle étoit pleine. Que de pleurs nous versâmes en nous embrassant ! Il crut d’abord que je revenois à lui. Je lui fis mon histoire & je lui dis ma résolution. Il la combattit foiblement. Il me fit voir les dangers auxquels je m’exposois, me dit que les plus courtes folies étoient les meilleures. Du reste, il n’eut pas même la tentation de me retenir de force, & en cela je trouve qu’il eut raison ; mais il est certain qu’il ne fit pas pour me ramener tout ce qu’il auroit pu faire, soit qu’après le pas que j’avois fait il jugeât lui-même que je n’en devois pas revenir, soit qu’il fût embarrassé peut-être à savoir ce qu’à mon âge il