Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/208

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le besoin de mon cœur. Mon attachement pour elle, quelque vif, quelque tendre qu’il fût, ne m’empêchoit pas d’en aimer d’autres ; mais ce n’étoit pas de la même façon. Toutes devoient également ma tendresse à leurs charmes ; mais elle tenoit uniquement à ceux des autres & ne leur eût pas survécu ; au lieu que Maman pouvoit devenir vieille & laide sans que je l’aimasse moins tendrement. Mon cœur avoit pleinement transmis à sa personne l’hommage qu’il fit d’abord à sa beauté, & quelque changement qu’elle éprouvât, pourvu que ce fût toujours elle, mes sentimens ne pouvoient changer. Je sais bien que je lui devois de la reconnoissance ; mais en vérité je n’y songeois pas. Quoi qu’elle eût fait ou n’eût pas fait pour moi, c’eût été toujours la même chose. Je ne l’aimois ni par devoir ni par intérêt, ni par convenance ; je l’aimois parce que j’étois né pour l’aimer. Quand je devenois amoureux de quelque autre, cela faisoit distraction, je l’avoue & je pensois moins souvent à elle ; mais j’y pensois avec le même plaisir & jamais, amoureux ou non, je ne me suis occupé d’elle sans sentir qu’il ne pouvoit y avoir pour moi de vrai bonheur dans la vie, tant que j’en serois séparé.

N’ayant point de ses nouvelles depuis si long-tems, je ne crus jamais que je l’eusse tout à fait perdue, ni qu’elle eût pu m’oublier. Je me disois ; elle saura tôt ou tard que je suis errant & me donnera quelque signe de vie ; je la retrouverai, j’en suis certain. En attendant c’étoit une douceur pour moi d’habiter son pays, de passer dans les rues où elle avoit passé, devant les maisons où elle avoit demeuré, & le tout