Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/241

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science, comme il en méritoit un parmi les honnêtes gens. Comme il étoit sérieux, même grave & que j’étois plu jeune que lui, il devint pour moi une espece de gouverneur qui me sauva beaucoup de folies ; car il m’en imposoit & je n’osois m’oublier devant lui. Il en imposoit même à sa maîtresse qui connoissoit son grand sens, sa droiture, son inviolable attachement pour elle & qui le lui rendoit bien. Claude Anet étoit sans contredit un homme rare & le seul même de son espece que j’aye jamais vu. Lent, posé, réfléchi, circonspect dans sa conduite, froid dans ses manieres, laconique & sentencieux dans ses propos, il étoit, dans ses passions d’une impétuosité qu’il ne laissoit jamais paroître, mais qui le dévoroit en-dedans & qui ne lui a fait faire en sa vie qu’une sottise, mais terrible ; c’est de s’être empoisonné. Cette scene tragique se passa peu après mon arrivée, & il la falloit pour m’apprendre l’intimité de ce garçon avec sa maîtresse ; car si elle ne me l’eût dite elle-même, jamais je ne m’en serois douté. Assurément si l’attachement, le zele & la fidélité peuvent mériter une pareille récompense, elle lui étoit bien due & ce qui prouve qu’il en étoit digne, il n’en abusa jamais. Ils avoient rarement des querelles & elles finissoient toujours bien. Il en vint pourtant une qui finit mal : sa maîtresse lui dit dans la colere un mot outrageant qu’il ne put digérer. Il ne consulta que son désespoir & trouvant sous sa main une phiole de laudanum, il l’avala, puis fut se coucher tranquillement, comptant ne se réveiller jamais. Heureusement Madame de Warens inquiete, agitée elle-même, errant dans sa maison, trouva la phiole vide & devina le reste. En volant à