Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/260

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

faire, non par goût mais par stupidité. Sa mere qui n’en vouloit pas courir le risque ne la quittoit pas d’un pas. En lui faisant apprendre à chanter, en lui donnant un jeune maître, elle faisoit tout de son mieux pour l’émoustiller, mais cela ne réussit point. Tandis que le maître agaçoit la fille, la mere agaçoit le maître & cela ne réussissoit pas beaucoup mieux. Madame L***.

[Lard] ajoutoit à sa vivacité naturelle toute celle que sa fille auroit dû avoir. C’étoit un petit minois éveillé, chiffonné, marqué de petite vérole. Elle avoit de petits yeux ait ardens & un peu rouges, parce qu’elle y avoit presque toujours mal. Tous les matins quand j’arrivois je trouvois prêt mon café à la crême ; & la mere ne manquoit jamais de m’accueillir par un baiser bien appliqué sur la bouche & que par curiosité j’aurois bien voulu rendre à la fille, pour voir comment elle l’auroit pris. Au reste tout cela se faisoit si simplement & si fort sans conséquence que quand M. L***.

[Lard] étoit là, les agaceries & les baisers n’en alloient pas moins leur train. C’étoit une bonne pâte d’homme ; le vrai pere de sa fille & que sa femme ne trompoit pas, parce qu’il n’en étoit pas besoin.

Je me prêtois à toutes ces caresses avec ma balourdise ordinaire, les prenant tout bonnement pour des marques de pure amitié. J’en étois pourtant importuné quelquefois ; car la vive Madame L***.

[Lard] ne laissoit pas d’être exigeante, si dans la journée j’avois passé devant la boutique sans m’arrêter, il y auroit eu du bruit. Il falloit, quand j’étois pressé, que je prisse un détour pour passer dans une autre rue, sachant bien qu’il n’étoit pas aussi aisé de sortir de chez elle que d’y entrer.