Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/302

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tiroit ses pauvres écus piece à piece. Je ne l’aimois point, il le voyoit ; avec moi cela n’est pas difficile : il n’y avoit sorte de bassesse qu’il n’employât pour me cajoler. Il s’avisa de me proposer d’apprendre les échecs qu’il jouoit un peu. J’essayai presque malgré moi, & après avoir tant bien que mal appris la marche, mon progrès fut si rapide qu’avant la fin de la premiere séance je lui donnai la tour qu’il m’avoit donnée en commençant. Il ne m’en fallut pas davantage : me voilà forcené des échecs. J’achete un échiquier : j’achete le calabrois ; je m’enferme dans ma chambre, j’y passe les jours & les nuits à vouloir apprendre par cœur toutes les parties, à les fourrer dans ma tête bon gré mal gré, à jouer seul sans relâche & sans fin. Après deux ou trois mais de ce beau travail & d’efforts inimaginables je vais au café, maigre, jaune, & presque hébété. Je m’essaye, je rejoue avec M. Bagueret : il me bat une fois, deux fois, vingt fois ; tant de combinaisons s’étoient brouillées dans ma tête & mon imagination s’étoit si bien amortie, que je ne voyois plus qu’un nuage devant moi. Toutes les fois qu’avec le livre de Philidor ou celui de Stamma j’ai voulu m’exercer à étudier des parties, la même chose m’est arrivée & après m’être épuisé de fatigue je me suis trouvé plus foible qu’auparavant. Du reste, que j’aye abandonné les échecs, ou qu’en jouant je me sois remis en haleine, je n’ai jamais avancé d’un cran depuis cette premiere séance, & je me suis toujours retrouvé au même point où j’étois en la finissant. Je m’exercerois des milliers de siecles que je finirois par pouvoir donner la tour à Bagueret & rien de plus. Voilà du tems bien employé,