Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/407

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forcerent auprès d’elle mes dispositions naturelles aux sentimens affectueux, & me rendirent dévot presque à la maniere de Fénelon. La méditation dans la retraite, l’étude de la nature, la contemplation de l’univers forcent un solitaire à s’élancer incessamment vers l’Auteur des choses, & à chercher avec une douce inquiétude la fin de tout ce qu’il voit & la cause de tout ce qu’il sent. Lorsque ma destinée me rejetta dans le torrent du monde, je n’y retrouvai plus rien qui pût flatter un moment mon cœur. Le regret de mes doux loisirs me suivit par-tout, & jetta l’indifférence & le dégoût sur tout ce qui pouvoit se trouver à ma portée, propre à mener à la fortune & aux honneurs. Incertain dans mes inquiets desirs, j’espérois peu, j’obtins moins, & je sentis dans des lueurs même de prospérité que quand j’aurois obtenu tout ce que je croyois chercher, je n’y aurois point trouvé ce bonheur dont mon cœur étoit avide sans en savoir démêler l’objet. Ainsi tout contribuoit à détacher mes affections de ce monde, même avant les malheurs qui devoient m’y rendre tout-à-fait étranger. Je parvins jusqu’à l’âge de quarante ans flottant entre l’indigence & la fortune, entre la sagesse & l’égarement, plein de vices d’habitude sans aucun mauvais penchant dans le cœur, vivant au hasard sans principes bien décidés par ma raison, & distrait sur mes devoirs sans les mépriser, mais souvent sans les bien connoître.

Dès ma jeunesse j’avois fixé cette époque de quarante ans comme le terme de mes efforts pour parvenir, & celui de mes prétentions en tout genre. Bien résolu, dès cet âge atteint & dans quelque situation que je fusse, de ne plus me