Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/415

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Tandis que, tranquille dans mon innocence je n’imaginois qu’estime & bienveillance pour moi parmi les hommes ; tandis que mon cœur ouvert & confiant s’épanchoit avec des amis & des freres, les traîtres m’enlaçoient en silence de rets forgés au fond des enfers. Surpris par les plus imprévus de tous les malheurs & les plus terribles pour une ame fiere, traîné dans la fange sans jamais savoir par qui ni pourquoi, plongé dans un abyme d’ignominie, enveloppé d’horribles ténebres à travers lesquelles je n’apercevois que de sinistres objets, à la premiere surprise je fus terrassé, & jamais je ne serois revenu de l’abattement où me jetta ce genre imprévu de malheurs, si je ne m’étois ménagé d’avance des forces pour me relever dans mes chûtes.

Ce ne fut qu’après des années d’agitations que, reprenant enfin mes esprits & commençant de rentrer en moi-même, je sentis le prix des ressources que je m’étois ménagées pour l’adversité. Décidé sur toutes les choses dont il m’importoit de juger, je vis, en comparant mes maximes à ma situation, que je donnois aux insensés jugemens des hommes, & aux petits événemens de cette courte vie, beaucoup plus d’importance qu’ils n’en avoient. Que cette vie n’étant qu’un état d’épreuves, il importoit peu que ces épreuves fussent de telle ou telle sorte pourvu qu’il en résultât l’effet auquel elles étoient destinées, & que par conséquent plus les épreuves étoient grandes, fortes, multipliées, plus il étoit avantageux de les savoir soutenir. Toutes les plus vives peines perdent leur force pour quiconque en voit le dédommagement grand & sûr ; & la certitude de ce dédommagement étoit le principal