Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/504

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

j’y pense le moins, un geste, un regard sinistre que j’aperçois, un mot envenimé que j’entends, un malveillant que je rencontre suffit pour me bouleverser. Tout ce que je puis faire en pareil cas est d’oublier bien vite & de fuir. Le trouble de mon cœur disparaît avec l’objet qui l’a causé & je rentre dans le calme aussitôt que je suis seul. Ou si quelque chose m’inquiète, c’est la crainte de rencontrer sur mon passage quelque nouveau sujet de douleur. C’est là ma seule peine, mais elle suffit pour altérer mon bonheur. Je loge au milieu de Paris. En sortant de chez moi je soupire après la campagne & la solitude, mais il faut l’aller chercher si loin qu’avant de pouvoir respirer à mon aise je trouve en mon chemin mille objets qui me serrent le cœur, & la moitié de la journée se passe en angoisses avant que j’aie atteint l’asile que je vois chercher. Heureux du moins quand on me laisse achever ma route. Le moment où j’échappe au cortège des méchans est délicieux, & sitôt que je me vois sous les arbres, au milieu de la verdure, je crois me voir dans le paradis terrestre & je goûte un plaisir interne aussi vif que si j’étois le plus heureux des mortels.

Je me souviens parfaitement que durant mes courtes prospérités ces mêmes promenades solitaires qui me sont aujourd’hui si délicieuses m’étoient insipides & ennuyeuses. Quand j’étois chez quelqu’un à la campagne, le besoin de faire de l’exercice & de respirer le grand air me faisoit souvent sortir seul, & m’échappant comme un voleur je m’allois promener dans le parc ou dans la campagne, mais loin d’y trouver le calme heureux que j’y goûte aujourd’hui, j’y