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LETTRE

tent de ſa vie preſque automate, & qui n’acceptât volontiers, au lieu même du paradis qu’il attend & qui lui est dû, le marché de renaître sans ceſſe pour végéter ainsi perpétuellement. Ces différences me font croire que c’eſt ſouvent l’abus que nous faiſons de la vie qui nous la rend à charge, & j’ai bien moins bonne opinion de ceux qui ſont fâchés d’avoir vécu que de celui qui peut dire avec Caton : nec me vixiſſe pœnitet, quoniam ita vixi, ut fruſtra me natum non exiſtimem. Cela n’empêche pas que le ſage ne puiſſe quelquefois déloger volontairement, ſans murmure & ſans déſespoir, quand la nature ou la fortune lui portent bien distinctement l’ordre de mourir. Mais ſelon le cours ordinaire des choſes, de quelques maux que ſoit ſemée la vie humaine, elle n’eſt pas à tout prendre un mauvais présent, & ſi ce n’eſt pas toujours un mal de mourir, c’en eſt fort rarement un de vivre.

Nos différentes manieres de penſer ſur tous ces points m’apprennent pourquoi pluſieurs de vos preuves ſont peu concluantes pour moi : car je n’ignore pas combien la raison humaine prend plus facilement le moule de nos opinions que celui de la vérité, & qu’entre deux hommes d’avis contraire, ce que l’un croit démontré n’est ſouvent qu’un ſophisme pour l’autre.

Quand vous attaquez, par exemple, la chaîne des êtres ſi bien décrite par Pope, vous dites qu’il n’eſt pas vrai que ſi l’on ôtoit un atôme du monde, le monde ne pourroit ſubſiſter. Vous citez là-deſſus M. de Crouzas, puis vous ajoutez que la nature n’eſt aſſervie à aucune meſure préciſe ni à aucune forme préciſe. Que nulle planete ne ſe meut dans une courbe abſolu-