Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t12.djvu/255

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les bienfaits. Car tout bienfait exige reconnoissance ; & je me sens le cœur ingrat, par cela seul que la reconnoissance est un devoir. En un mot l’espece de bonheur qu’il me faut, n’est pas tant de faire ce que je veux, que de ne pas faire ce que je ne veux pas. La vie active n’a rien qui me tente ; je consentirois cent fois plutôt à ne jamais rien faire, qu’à faire quelque chose malgré moi ; & j’ai cent fois pensé, que je n’aurois pas vécu trop malheureux à la Bastille, n’y étant tenu à rien du tout qu’à rester là.

J’ai cependant fait dans ma jeunesse, quelques efforts pour parvenir. Mais ces efforts n’ont jamais eu pour but que la retraite, & le repos dans ma vieillesse ; & comme ils n’ont été que par secousse, comme ceux d’un paresseux, ils n’ont jamais eu le moindre succès. Quand les maux sont venus, ils m’ont fourni un beau prétexte pour me livrer à ma passion dominante. Trouvant que c’étoit une folie de me tourmenter pour un âge auquel je ne parviendrois pas, j’ai tout planté là, & je me suis dépêché de jouir. Voilà, Monsieur, je vous le jure, la véritable cause de cette retraite, à laquelle nos gens de Lettres ont été chercher des motifs d’ostentation, qui supposent une constance, ou plutôt une obstination à tenir à ce qui me coûte, directement contraire à mon caractere naturel.

Vous me direz, Monsieur, que cette indolence supposée s’accorde mal avec les écrits que j’ai composés depuis dix ans, & avec ce desir de gloire qui a dû m’exciter à les publier. Voilà une objection à résoudre, qui m’oblige à prolonger ma lettre, & qui par conséquent me force à la finir. J’y reviendrai, Monsieur, si mon ton familier ne vous déplaît pas ; car