Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t12.djvu/266

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désormais si loin des hommes. Ô si dans ces momens quelque idée de Paris, de mon siecle, & de ma petite gloriole d’Auteur, venoit troubler mes rêveries, avec quel dédain je la chassois à l’instant pour me livrer sans distraction, aux sentimens exquis dont mon ame étoit pleine ! Cependant au milieu de tout cela, je l’avoue, le néant de mes chimeres venoit quelquefois la contrister tout-à-coup. Quand tous mes rêves se seroient tournés en réalités, ils ne m’auroient pas suffi ; j’aurois imaginé, rêvé, desiré encore. Je trouvois en moi un vide inexplicable que rien n’auroit pu remplir ; un certain élancement de cœur vers une autre sorte de jouissance dont je n’avois pas d’idée, & dont pourtant je sentois le besoin. Hé bien, Monsieur, cela même étoit jouissance, puisque j’en étois pénétré d’un sentiment très-vif & d’une tristesse attirante, que je n’aurois pas voulu ne pas avoir.

Bientôt de la surface de la terre, j’élevois mes idées à tous les êtres de la nature, au systême universel des choses, à l’Être incompréhensible qui embrasse tout. Alors l’esprit perdu dans cette immensité, je ne pensois pas, je ne raisonnois pas, je ne philosophois pas ; je me sentois avec une sorte de volupté accablé du poids de cet univers, je me livrois avec ravissement à la confusion de ces grandes idées, j’aimois à me perdre en imagination dans l’espace, mon cœur resserré dans les bornes des êtres s’y trouvoit trop à l’étroit, j’étouffois dans l’univers, j’aurois voulu m’élancer dans l’infini. Je crois que si j’eusse dévoilé tous les mysteres de la nature, je me serois senti dans une situation moins délicieuse, que cette étourdissante extase à laquelle mon esprit se livroit sans retenue, &