Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t12.djvu/424

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l’ame & me transporte. Je croirois le reste de mes jours bien noblement, bien vertueusement, bien heureusement employé ; je croirois même avoir bien racheté l’inutilité des autres, si je pouvois rendre ce triste reste bon en quelque chose à vos braves compatriotes, si je pouvois concourir par quelque conseil utile, aux vues de leur digne chef & aux vôtres ; de ce côté-là donc soyez sûr de moi ; ma vie & mon cœur sont à vous.

Mais, Monsieur, le zele ne donne pas les moyens, & le desir n’est pas le pouvoir. Je ne veux pas faire ici sottement le modeste ; je sens bien ce que j’ai, mais je sens encore mieux ce qui me manque. Premiérement, par rapport à la chose, il me manque une multitude de connoissances relatives à la

nation & au pays ; connoissances indispensables, & qui, pour les acquérir, demanderont de votre part beaucoup d’instructions, d’éclaircissemens, de mémoires, &c ; de la mienne, beaucoup d’étude & de réflexions. Par rapport à moi, il me manque plus de jeunesse, un esprit plus tranquille, un cœur moins épuisé d’ennuis, une certaine vigueur de génie qui, même quand on l’a, n’est pas à l’épreuve des années & des chagrins ; il me manque la santé, le tems ; il me manque accablé d’une maladie incurable & cruelle, l’espoir de voir la fin d’un long travail, que la seule attente du succès peut donner le courage de suivre ; il me manque, enfin, l’expérience dans les affaires qui, seule, éclaire plus sur l’art de conduire les hommes que toutes les méditations.

Si je me portois passablement, je me dirois : j’irai en Corse. Six mois passés sur les lieux, m’instruiront plus que cent volumes.