Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t13.djvu/512

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Ah ! pourquoi cet oubli leur est-il nécessaire,
S’ils connoissoient la vie, ils craindroient sa misere.
Voilà, lui dis-je alors, un fort docte sermon ;
Mais, osez-vous penser, mon bon seigneur Caron,
Qu’après avoir aimé la divine Fanie,
Jamais de cet amour la mémoire s’oublie ?
Ne vous en flattez point ; non, malgré vos efforts,
Mon cœur l’adorera jusques parmi les morts :
C’est pourquoi supprimez, s’il vous plaît, votre eau noire,
Toute l’encre du monde, & tout l’affreux grimoire,
Ne m’en ôteroient pas le charmant souvenir.
   Sur un si beau sujet j’avois beaucoup à dire :
          Et n’étois pas prêt à finir,
Quand tout à coup vers nous je vis venir
          Le dieu de l’infernal empire.
Calme-toi, me dit-il, je connois ton martyre.
La constance a son prix, même parmi les morts :
Ce que je fis jadis pour quelques vains accords,
Je l’accorde en ce jour à ta tendresse extrême,
Va parmi les mortels, pour la seconde fois,
          Témoigner que sur Pluton même,
          Un si tendre amour a des droits.
   C’est ainsi, charmante Fanie,
Que mon ardeur pour vous m’empêcha de périr ;
Mais quand le Dieu des morts veut me rendre à la vie,
          N’allez pas me faire mourir.