Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t14.djvu/125

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il est vrai qu’avec un homme d’autant d’esprit que vous, on peut enjamber sur bien des raisonnemens, & qu’il suffit de lui montrer de loin en loin quelques jallons, pour qu’il devine tous les points par où la route doit passer.

Examinez donc ce que l’ame est en nous, après en avoir abstrait l’organe physique de la mémoire qui se perd par un coup, une apoplexie, &c. L’ame alors le trouve réduite à la seule faculté de sentir ; sans mémoire, il n’est point d’esprit dont toutes les opérations se réduisent à voir la ressemblance ou la différence, la convenance ou la disconvenance que les objets ont entr’eux & avec nous. Esprit suppose comparaison des objets & point de comparaison sans mémoire ; aussi les muses, selon les Grecs, étoient les filles de Mnémosine ; l’imbécille qu’on met sur le pas de sa porte, n’est qu’un homme privé plus ou moins de l’organe de la mémoire.

Assuré par ce raisonnement & une infinité d’autres que l’ame n’est pas l’esprit, puisqu’un imbécille a une ame, on s’apperçoit que l’ame n’est en nous que la faculté de sentir : je supprime les conséquences de ce principe, vous les devinez.

Pour éclaircir toutes les opérations de l’esprit, examinez d’abord ce que c’est que juger dans les objets physiques : vous verrez que tout jugement suppose comparaison entre plusieurs objets. Mais dans ce cas qu’est-ce que comparer ? C’est voir alternativement. On met deux échantillons jaunes sous mes yeux ; je les compare, c’est-à-dire, je les regarde alternativement, & quand je dis que l’un est plus foncé que l’autre, je dis, selon l’observation de Newton, que l’un réfléchit moins de rayons d’une certaine espece, c’est-à-dire,