Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t14.djvu/449

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Il n’y a presque point d’homme qui ne voulût être en état de se passer des services d’autrui, & il n’y en a point qui d’une maniere ou d’une autre, ne soit réduit à la nécessité d’y recourir.

Si tous les hommes pensoient de tans en tans à la fragilité de la nature humaine, à leur existence exposée à tant de maux différens & à leur fin prochaine, ils connoîtroient mieux les disproportions de fortune qui les désunissent. L’opulence seroit moins superbe & l’indigence moins rampante. Le riche seroit un usage tout différent de ses trésors : le pauvre ouvrier qui s’en ressentiroit davantage, tireroit un meilleur parti de ses forces & de ses travaux.

Le riche, quand il fait agir le pauvre, ne fixe que l’ouvrage qu’il commande, sans se donner la peine de pénétrer dans le fond de son ame ou de ses pensées ; loin de le plaindre ou de le consoler de son état d’abjection, il le méprise, & l’avilit souvent outre mesure : à peine lui prête-t-il la faculté de penser ; tandis que cet ouvrier capable de raisonnement & de réflexion, gémit à l’aspect d’un Crésus indigne de sa fortune ; il n’ose le mépriser ouvertement, mais il grave ses vices dans le fond de son cœur, ce n’est plus pour l’homme opulent qu’il montre de la déférence, ce n’est que pour les richesses que celui-ci possede. Son humilité en devient seulement le tire-bourre.

Moins de fierté ou d’impétuosité du côté de l’homme heureux adouciroit beaucoup les maux & les peines de l’infortuné : le premier seroit mieux servi & plus aimé, & le second plus actif & plus attaché à son devoir. L’avare seul seroit l’ennemi de la société : on le mépriseroit, on le fuiroit pour n’offrir des vœux & de la considération qu’à l’homme juste, intégre