Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t14.djvu/474

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d’autre table que la sienne, excepté celle du Gouverneur, chez qui Ried & l’Etranger se trouvoient fréquemment invités. Il poussa même plus loin la générosité, il le pria de disposer de sa bourse & de son crédit. Rien de plus noble & de plus généreux que ce procédé.

Tout le premier mois se pas a à la satisfaction réciproque de l’homme heureux, & de celui qui cherchoit à le devenir. Tous deux, par une conformité apparente de sentimens, se croyoient au comble de leurs souhaits : le premier d’avoir le plaisir d’obliger, & l’autre la consolation de pouvoir reconnoître dignement un acte de bienveillance si rare & si distingué. L’un s’applaudissoit d’avoir rencontré l’occasion de donner l’essor à son penchant libéral, & l’autre employoit les talens de son esprit pour tâcher de plaire à un bienfaiteur qui paroissoit à ses yeux le roi des hommes.

Il n’est pas toujours possible que deux esprits, quelque ressemblance qu’ils puisent avoir, se trouvent toujours de même sentiment. Dans le commencement’d’une liaison amicale, on apporte souvent plus de circonspection qu’il n’en faudroit, & quand on s’imagine que la sympathie opere avec le plus de force, on se relâche beaucoup plus qu’on ne devroit le faire.

Un rien, une niaiserie & même une question absolument indifférente agitée auprès d’un bol de punch, ou à la fin d’un grand repas où le bourgogne & le champagne ont coulé avec trop de profusion, peut causer de fâcheuses révolutions sur deux cœurs qui, de sang-froid, ne se seroient jamais entrechoqués, & qui sembloient de prime abord n’avoir été créés que pour s’entr’estimer.