Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t15.djvu/13

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tans de prodiges ; il ne manquoit plus que de couvrir la terre de moissons & de fruits, sans que les hommes s’en mêlassent, & de faire couler des ruisseaux de miel & de lait. Le miracle du bonheur des premiers hommes est aussi croyable que celui de leurs vertus.

Mais comment des traditions aussi absurdes avoient-elles pu acquérir quelque crédit ? Elles flattoient la vanité, elles étoient propres à exciter l’émulation : les traditions les plus sacrées de l’ignorance étoient-elles plus raisonnables ? Qu’on en juge par l’histoire de ses Dieux, l’objet du culte de tant de siecles & du mépris de tous les autres.

D’ailleurs, le préjugé de la dégradation perpétuelle de l’espece humaine devoit être alors dans toute sa force ; rien n’étoit écrit, les connoissances n’étoient que traditionnelles, on manquoit d’objets de comparaison pour s’instruire, les livres n’enseignoient point à juger les hommes par les hommes, un peuple par un autre peuple, un siecle par un autre siecle : quelle devoit être alors la souveraineté d’une génération sur l’autre, de celle qui donnoit tout, sur celle qui recevoit tout ? & dans quelle progression le culte de la postérité devoit - il s’augmenter à mesure de l’éloignement ? On appella des Dieux ceux que dans d’autres siecles on eût à peine appelles des hommes : les tans héroïques ont été depuis plus justement nommés les tans fabuleux.

On demande quels pouvoient être les vices & les crimes des hommes avant que ces noms affreux de tien & de mien fussent inventés ; je demanderois plutôt qu’elle pouvoit être la sureté de la vie & des biens avant l’existence de ces noms