Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t15.djvu/245

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

LETTRE XXXIX.

Monsieur, la plupart des hommes tiennent à leur patrie. à leur terre, à leur société nationale, à leur parenté, à leur ciel, à leur air, à leur chaumine, à leur ruisseau ; & la vue de quelques avantages qu’ils ne sentent pas, qu’ils n’imaginent jamais bien, ne sauroit les tenter. Et puis, il est facile de pervertir les hommes, & toujours difficile de les convertir. Dieu ne donne pas de grace, pour convertir un Sauvage à notre vie civile, à nos villes, à nos hôtels, à notre luxe, à nos délices ; il est heureux même que la bonne nature y répugne chez eux.

Pervertir même quelqu’un n’est pas une chose si facile en détail. Il seroit plus facile de pervertir un Européen aux vices des Sauvages qui sont grossiers, que de pervertir un Sauvage à nos vices qui sont plus fins, & qu’ils ne pressentent pas. A nos vices grossiers & de pure sensation, un Sauvage est bien-tôt perverti, au vin, à l’eau-de-vie. Nos ragoûts sont des vices rafinés, raisonnés, d’un grand art, d’une science exquise. Un Sauvage ne peut pas y atteindre par le goût : il n’en a pas l’avant-goût, ni le pressentiment.

M. R. qui ne connaît que le physique, croit que le goût n’est qu’une affaire de la langue, du palais, du nez, des yeux. Nos goûts, nos ragoûts, nos délices, nos bijoux, sont pour un Sauvage des livres à étudier, des sciences à acquerir, des arts à apprendre. On ne pourroit les y élever que peu à peu :