Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t15.djvu/495

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Jean-Jaques n’étoit point ingrat ; il étois impossible qu’il le fût : les vices ne sont pas moins freres, que les vertus ne


sur une séance de 8 heures elle en a duré 14 ou 15 ; nous nous sommes assemblés à 9 heures du matin, & nous nous séparons à l’instant sans qu’il y ait eu d’intervalle à la lecture que ceux du repas, dont les instans quoique rapides nous ont encore paru trop longs. Ce sont les Mémoires de sa vie que Rousseau nous a lus. Quel ouvrage ! comme il s’y peint, & comme on aime à l’y reconnoître ! Il y avoue ses bonnes qualités avec un orgueil bien noble, & ses défauts avec une franchise plus noble encore. Il nous a arraché des larmes par le tableau pathétique de ses malheurs, & de ses foiblesses ; de sa confiance payée d’ingratitude, de tous les orages de son cœur sensible, tant de fois blessé par la main caressante de l’hypocrisie. Sur-tout de ces passions si douces qui plaisent encore à l’ame qu’elles rendent infortunée. J’ai pleuré de bon cœur ; je me faisois une volupté secrete de vous offrir ces larmes d’attendrissement, auxquelles ma situation actuelle a peut-être autant de part que ce que j’entendois. Le bon Jean-Jaques dans ces Mémoires divins, fait d’une femme qu’il a adorée, un portrait si enchanteur, si aimable, d’un coloris si frais, & si tendre, que j’ai cru vous y reconnoître ; je jouissois de cette délicieuse ressemblance, & ce plaisir étoit pour moi seul. Quand on aime on a mille jouissances que les indifférens ne soupçonnent même pas, & pour lesquelles les témoins disparoissent.

Mais ne mêlons rien de moi à tout cela afin de vous intéresser davantage ; l’écrit dont je vous parle est vraiment un chef-d’œuvre de génie, de simplicité, de candeur & de courage. Que de géans changés en nains ! Que d’hommes obscurs & vertueux rétablis dans tous leurs droits, & vengés à jamais des méchans par le seul suffrage d’un honnête homme ! Tout le monde y est nommé. On n’a pas fait le moindre bien à l’Auteur, qui ne soit consacre dans son livre ; mais aussi démasque-t-il avec la même vérité tous les charlatans dont ce siecle abonde.

Je m’étends sur tout cela, Madame, parce que j’ai lu dans votre ame bienfaisante, délicate & noble, parce que vous aimez Rousseau, parce que vous êtes digne de l’admirer, enfin parce que je me reprocherois de vous cacher une seule des impressions douces & honnêtes que, mon cœur éprouve. Trois heures sonnent & je ne m’arrache qu’avec peine au plaisir de m’entretenir avec vous ; mais je vous ai offert ma premiere & ma derniere pensée ; j’ai entendu la confession d’un sage ; ma journée n’est point perdue.

Je suis, &c.