Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t15.djvu/62

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Si la vertu consiste en effet dans une privation absolue, si tout est précisément source de mal au-delà du nécessaire physique, comme on veut nous l’assurer, pourquoi cette profusion immense de bien que la sagesse divine présente si libéralement à nos besoins, & même à nos plaisirs ? Quoi ! ces innombrables bienfaits seraient autant de sollicitations au vice & au crime ! La nature entière ne seroit qu’un piégé !

Non : l’univers n’est point un vain spectacle pour nous ; il est formé pour notre conservation & notre bonheur, pour nous servir & nous plaire : nous jouissons sans effort de la beauté de la nature, de l’éclat du jour, & du calme de la nuit, de la fraîcheur des bois & des eaux, de la douceur des fruits & du parfum des fleurs, tant nos plaisirs ont été chers à l’Etre suprême ! tandis que nos besoins sont obligés d’ouvrir la terre pour en tirer un aliment indispensable, & de chercher jusques dans ses entrailles le fer nécessaire pour la cultiver, chaque contrée a des productions qui lui sont propres une infinité de choses très-utiles sont dispersées dans les diverses régions, pour les réunir par la nécessité des échanges ; c’est que l’industrie, le commerce, la navigation, tous ces arts si coupables aux yeux de l’ignorance ou de l’humeur, sont entrés dans les vues de la création : les besoins des hommes sont leurs liens ; la nature les a multipliés exprès comme autant de motifs d’union : les nœuds les plus sacrés n’ont pas d’autre source ; ceux de pere & de fils sont fondés principalement sur les besoins de l’enfance & de la vieillesse : vouloir détruire nos besoins par une privation absolue, c’est outrager l’Etre suprême, & rendre les hommes à la fois misérables & barbares.