Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t15.djvu/83

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

nime, incapable de résister également à la peine & aux passions.

C’est donc l’application à l’étude qui nous rend incapables de vaincre les passions ; c’est la force du corps qui nous met en état de leur résister : assurément ces paradoxes ont au moins le mérite la nouveauté.

On n’ignore pas quelle est la réputation des gens de lettres en fait de bravoure ; or rien n’est plus justement suspect que l’honneur d’un poltron.

Il est vrai qu’on ne s’est point encore avisé de choisir des grenadiers parmi des Académiciens ; mais il est à remarquer qu’on en use de même à l’égard des Magistrats & des Ministres de la religion : en conclura-t-on que tous ces gens-là sont sans honneur ? N’y auroit-il donc plus de vertu dans le sein paisible des villes, & ne se trouveroit-elle que dans les camps, les armes à la main, pour se baigner dans le sang des hommes ?

Plus loin je trouve ces mots : c’est donc une chose bien merveilleuse que d’avoir mis les hommes dans l’impossibilité de vivre entr’eux sans se prévenir, se supplanter, se tromper, se trahir, se détruire mutuellement : il faut désormais se garder de nous laisser jamais voir tels que nous sommes ; car pour deux hommes dont les intérêts

s’accordent, cent mille peut-être leur sont opposés ; & il n’y a d’autre moyen, pour réussir, que de tromper ou perdre tous ces gens-là.

Voilà encore une proposition forte, bien capable d’en imposer à des lecteurs foibles & inattentifs ! Il s’agit de la rendre vraie, & je dis : pour deux hommes dont les intérêts sont opposés, cent mille peut-être sont d’accord : en effet quelle multitude d’intérêts communs n’avons-nous pas, comme amis, comme parens, comme citoyens, comme hommes ? Sur la totalité du genre-humain, de ma nation, ou de ma ville, combien rencontrerai je d’intérêts opposés ? J’en vois, il est vrai, dans la concurrence de la même profession, qui est la source la plus ordinaire des prétentions aux mêmes choses ; là, je conviens qu’on peut se laisser corrompre par la rivalité ; mais les trahisons, les violences, les noirceurs arrivent-elles tout aussi-tôt ? les loix, le respect humain, l’honneur, la religion, l’intérêt personnel attaché au soin de la réputation, sont ce toujours des contrepoids impuissans contre les tentations de la cupidité ? Quand on veut apprécier ces hyperboles énormes, on est tout étonné de voir à quoi elles te réduisent.

Il en est de même de celles-ci : il est impossible ci celui qui n’a rien d’acquérir quelque chose ; l’homme de bien n’a nul moyen de sortir de la misere, les fripons sont les plus honorés & il faut nécessairement renoncer à la vertu pour devenir un honnête homme.

Que suppose-t-on ? Que parmi nous il n’y a absolument aucune voie hon-