Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t16.djvu/112

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harengère, ne montroit rien aux yeux des autres qui pût racheter la mauvaise éducation. Il l’épousa toutefois. Ce fut fort bien foit, s’il l’avoit promis. Pour moi, qui n’avois rien promis de semblable, je ne me pressai pas de l’imiter.

Je m’étois aussi lié avec l’abbé de Condillac, qui n’étoit rien, non plus que moi, dans la littérature, mais qui étoit foit pour devenir ce qu’il est aujourd’hui. Je suis le premier peut-être qui ai vu sa portée & qui l’ai estimé ce qu’il valoit. Il paroissoit aussi se plaire avec moi ; & tandis qu’enfermé dans ma chambre, rue Jean-Saint-Denis, près l’Opéra, je faisois mon acte d’Hésiode, il venoit quelquefois dîner avec moi tête à tête en pic-nic. Il travailloit alors à l’Essai sur l’origine des connaissances humaines, qui est son premier ouvrage. Quand il fut achevé, l’embarras fut de trouver un libraire qui voulût s’en charger. Les libraires de Paris sont arrogans & durs pour tout homme qui commence ; & la métaphysique, alors très peu à la mode, n’offroit pas un sujet bien attrayant. Je parlai à Diderot de Condillac & de son ouvrage ; je leur fis faire connoissance. Ils étoient faits pour se convenir ; ils se convinrent. Diderot engagea le libraire Durant à prendre le manuscrit de l’abbé & ce grand métaphysicien eut de son premier livre & presque par grâce, cent écus, qu’il n’auroit peut-être pas trouvés sans moi. Comme nous demeurions dans des quartiers fort éloignés les uns des autres, nous nous rassemblions tous trois une fois la semaine au Palais-Royal & nous allions dîner ensemble à l’hôtel du panier-fleuri. Il falloit que ces petits dîners hebdomadaires plussent extrêmement à Diderot ; car lui, qui manquoit presque à tous ses