Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t16.djvu/207

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de tout cela : j’étois si excédé de brochures, de clavecin, de trios, de nœuds, de sots bons mots, de fades minauderies, de petits conteurs & de grands soupes, que quand je lorgnois du coin de l’œil un simple pauvre buisson d’épines, une haie, une grange, un pré, quand je humois en traversant un hameau, la vapeur d’une bonne omelette au cerfeuil, quand j’entendois de loin le rustique refrein de la chanson des bisquières, je donnois au diable & le rouge & les falbalas & l’ambre & regrettant le dîner de la ménagère & le vin du cru, j’aurois de bon cœur paumé la gueule à Monsieur le chef & à Monsieur le maître, qui me faisoient dîner à l’heure où je soupe, souper à l’heure où je dors, mais sur-tout à Messieurs les laquois qui dévoroient des yeux mes morceaux & sous peine de mourir de soif, me vendoient le vin drogué de leur maître dix fois plus cher que je n’en aurois payé de meilleur au cabaret.

Me voilà donc enfin chez moi, dans un asyle agréable & solitaire, maître d’y couler mes jours dans cette vie indépendante, égale & paisible, pour laquelle je me sentois né. Avant de dire l’effet que cet état, si nouveau pour moi, fit sur mon cœur, il convient d’en récapituler les affections secrètes, afin qu’on suive mieux dans ses causes le progrès de ces nouvelles modifications.

J’ai toujours regardé le jour qui m’unit à Thérèse comme celui qui fixa mon être moral. J’avois besoin d’un attachement, puisque enfin celui qui devoit me suffire avoit été si cruellement rompu. La soif du bonheur ne s’éteint point dans le cœur de l’homme. Maman vieillissoit & s’avilissoit !