Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t16.djvu/238

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& ne le trouvois que folâtre, où tout autre l’eût trouvé extravagant.

À force de vigilance & de soins, je parvins si bien à garder le jardin, que quoique la récolte du fruit eût presque manqué cette année, le produit fut triple de celui des années précédentes, & il est vrai que je ne m’épargnois point pour le préserver, jusqu’à escorter les envois que je faisois à la C[...]e & à E

[pina] y, jusqu’à porter des paniers moi-même ; & je me souviens que nous en portâmes un si lourd, la tante & moi, que, prêts à succomber sous le faix, nous fûmes contrains de nous reposer de dix en dix pas & n’arrivâmes que tout en nage.

Quand la mauvaise saison commença de me renfermer au logis, je voulus reprendre mes occupations casanières ; il ne me fut pas possible. Je ne voyois partout que les deux charmantes amies, que leur ami, leurs entours, le pays qu’elles habitoient, qu’objets créés ou embellis pour elles par mon imagination. Je n’étois plus un moment à moi-même, le délire ne me quittoit plus. Après beaucoup d’efforts inutiles pour écarter de moi toutes ces fictions, je fus enfin tout à fait séduit par elles & je ne m’occupai plus qu’à tâcher d’y mettre quelque ordre & quelque suite, pour en faire une espèce de roman.

Mon grand embarras étoit la honte de me démentir ainsi moi-même si nettement & si hautement. Après les principes sévères que je venois d’établir avec tant de fracas, après les maximes austères que j’avois si fortement prêchées, après tant d’invectives mordantes contre les livres efféminés qui