Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t16.djvu/252

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éprouver auprès d’un objet aimé qui nous aime, si même un amour non partagé peut en inspirer de pareils !

Mais j’ai tort de dire un amour non partagé ; le mien l’étoit en quelque sorte ; il étoit égal des deux côtés, quoiqu’il ne fût pas réciproque. Nous étions ivres d’amour l’un & l’autre ; elle pour son amant, moi pour elle ; nos soupirs, nos délicieuses larmes se confondoient. Tendres confidens l’un de l’autre, nos sentimens avoient tant de rapport qu’il étoit impossible qu’ils ne se mêlassent pas en quelque chose & toutefois, au milieu de cette dangereuse ivresse, jamais elle ne s’est oubliée un moment ; & moi je proteste, je jure que si, quelquefois égaré par mes sens, j’ai tenté de la rendre infidèle, jamais je ne l’ai véritablement désiré. La véhémence de ma passion la contenoit par elle-même. Le devoir des privations avoit exalté mon âme. L’éclat de toutes les vertus ornoit à mes yeux l’idole de mon cœur ; en souiller la divine image eût été l’anéantir. J’aurois pu commettre le crime ; il a cent fois été commis dans mon cœur : mais avilir ma Sophie ! ah ! cela se pouvait-il jamais ? Non, non, je le lui ai cent fois dit à elle-même ; eussai-je été le Maître de me satisfaire, sa propre volonté l’eût-elle mise à ma discrétion, hors quelques courts momens de délire, j’aurois refusé d’être heureux à ce prix. Je l’aimois trop pour vouloir la posséder.

Il y a près d’une lieue de l’Hermitage à Eaubonne ; dans mes fréquens voyages, il m’est arrivé quelquefois d’y coucher ; un soir, après avoir soupé tête-à-tête, nous allâmes nous promener au jardin, par un très-beau clair de lune.