Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t17.djvu/126

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même après en avoir senti le vide. Ce grand observateur est à mon gré le seul avec Ludwig qui oit vu jusqu’ici la botanique en naturaliste & en philosophe ; mais il l’a trop étudiée dans des herbiers & dans des jardins, & pas assez dans la nature elle-même. Pour moi, qui prenois pour jardin l’isle entière ; sitôt que j’avois besoin de faire ou vérifier quelque observation, je courois dans les bois ou dans les prés, mon livre sous le bras : là, je me couchois par terre auprès de la plante en question, pour l’examiner sur pied tout à mon aise. Cette méthode m’a beaucoup servi pour connoître les végétaux dans leur état naturel, avant qu’ils oient été cultivés, & dénaturés par la main des hommes. On dit que Fagon, premier médecin de Louis XV, qui nommoit, & connoissoit parfaitement toutes les plantes du jardin royal, étoit d’une telle ignorance dans la campagne, qu’il n’y connoissoit plus rien. Je suis précisément le contraire : je connois quelque chose à l’ouvrage de la nature, mais rien à celui du jardinier.

Pour les après-dînés, je les livrois totalement à mon humeur oiseuse, & nonchalante, & à suivre sans règle l’impulsion du moment. Souvent, quand l’air étoit calme, j’allois immédiatement en sortant de table me jeter seul dans un petit bateau, que le receveur m’avoit appris à mener avec une seule rame ; je m’avançois en pleine eau. Le moment où je dérivois me donnoit une joie qui alloit jusqu’au tressaillement, & dont il m’est impossible de dire ni de bien comprendre la cause, si ce n’étoit peut-être une félicitation secrète d’être en cet état hors de l’atteinte des méchants.