Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t17.djvu/52

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partir dès le lendemain. La difficulté étoit de savoir où aller, voyant que Genève & la France m’étoient fermés, & prévoyant bien que dans cette affaire chacun s’empresseroit d’imiter son voisin.

Mde. Boy de la Tour me proposa d’aller m’établir dans une maison vide, mais toute meublée, qui appartenoit à son fils au village de Motiers dans le Val-de-Travers, comté de Neuchâtel. Il n’y avoit qu’une montagne à traverser pour m’y rendre. L’offre venoit d’autant plus à propos, que dans les états du roi de Prusse je devois naturellement être à l’abri des persécutions, & qu’au moins la religion n’y pouvoit guère servir de prétexte. Mais une secrète difficulté, qu’il ne me convenoit pas de dire, avoit bien de quoi me faire hésiter. Cet amour inné de la justice, qui dévora toujours mon cœur, joint à mon penchant secret pour la France, m’avoit inspiré de l’aversion pour le roi de Prusse, qui me paroissoit, par ses maximes, & par sa conduite, fouler aux pieds tout respect pour la loi naturelle, & pour tous les devoirs humains. Parmi les estampes encadrées dont j’avois orné mon donjon à Montmorency, étoit un portroit de ce prince, au-dessous duquel étoit un distique qui finissoit ainsi :

Il pense en philosophe, & se conduit en roi.

Ce vers qui, sous toute autre plume, eût fait un assez bel éloge, avoit sous la mienne un sens qui n’étoit pas équivoque, & qu’expliquoit d’ailleurs trop clairement le vers précédent. Ce distique avoit été vu de tous ceux qui venoient