Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t17.djvu/79

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J’avois à Motiers presque autant de visites que j’en avois à l’Hermitage & à Montmorency, mais elles étoient la plupart d’une espèce fort différente. Ceux qui m’étoient venus voir jusqu’alors étoient des gens qui, ayant avec moi des rapports de talens, de goûts, de maximes, les alléguoient pour cause de leurs visites, & me mettoient d’abord sur des matières dont je pouvois m’entretenir avec eux. À Motiers, ce n’étoit plus cela, sur-tout du côté de France. C’étoient des officiers ou d’autres gens qui n’avoient aucun goût pour la littérature, qui, même pour la plupart, n’avoient jamais lu mes écrits, & qui ne laissoient pas, à ce qu’ils disoient, d’avoir fait trente, quarante, soixante, cent lieues pour me venir voir & admirer l’homme illustre, célèbre, très-célèbre, le grand homme, etc. Car dès-lors on n’a cessé de me jeter grossièrement à la face les plus impudentes flagorneries, dont l’estime de ceux qui m’abordoient m’avoit garanti jusqu’alors. Comme la plupart ne daignoient ni se nommer, ni me dire leur état, que leurs connoissances & les miennes ne tomboient pas sur les mêmes objets, & qu’ils n’avoient ni lu ni parcouru mes ouvrages, je ne savois de quoi leur parler : j’attendois qu’ils parlassent eux-mêmes, puisque c’étoit à eux à savoir & à me dire pourquoi ils me venoient voir. On sent que cela ne faisoit pas pour moi des conversations bien intéressantes, quoiqu’elles pussent l’être pour eux, selon ce qu’ils vouloient savoir : car, comme j’étois sans défiance, je m’exprimois sans réserve sur toutes les questions qu’ils jugeoient à propos de me faire, & ils s’en retournoient pour l’ordinaire